Avec Shakedown (Reportage fatal) - son premier – Six Bridges to Cross est probablement le meilleur film noir de Joseph Pevney et aussi l'un des plus grands rôles de Tony Curtis, tout deux bien aidés par un très bon scénario de Sydney Boehm, grand serviteur du genre, qui écrivit pour Curtis un personnage à multiples facettes dans lequel il se montre excellent dans un film montrant sur la longue durée la relation d'amitié entre un jeune délinquant et un policier (incarné sobrement mais correctement par George Nader)
Le Jerry adolescent (je passe rapidement sur l'interprétation elle aussi très bonne du débutant de 16 ans, Sal Mineo, qui en paraît 4 de moins) a déjà une personnalité complexe. C'est déjà un manipulateur plein de charme, roublard, souriant et blagueur qui se moque du policier Gallagher tout en étant honnête - à sa manière - en l'aidant dans sa carrière (il fait un peu l'indic), malhonnête aussi car c'est un voleur et un escroc et il le restera toute sa vie mais en ne se cachant pas, prévenant même à maintes reprises le policier tenace s'appliquant à vouloir sauver Jerry, qu'il ne compte pas se ranger et lui demandant même de ne plus s'occuper de lui.
A certains moments, il pourra faire illusion : Il se marie. Le couple adopte un enfant (puisque sa blessure l'a rendu stérile) mais il est vrai sans doute plus pour se conformer au désir de celui qui l'a pris en affection depuis "l'accident ", ce tir malheureux du policier, en d'autres termes pour faire plaisir car il y a aussi chez lui un désir "d'appartenance" évident. Par moments, avant l'arrivée d'une petite fille chez les Gallagher, il sera presque le fils de la famille. Si la relation entre Florea et Gallagher évoluera au fil des années, elle restera encore symboliquement filiale, le policier tentant tout du long d'avoir l'autorité d'un père sur Jerry et c'est la défiance et la trahison (de son point de vue) de celui ci qui le mettra parfois hors de lui.
D'un point de vue professionnel, l’ambiguïté de la relation entre « le gendarme et le voleur » trouve son point culminant puisqu'à mesure que Jerry Florea commettra des méfaits de plus en plus graves … Gallagher sera tout aussi régulièrement promu, parfois grâce à Jerry, que celui ci l'ait aidé (il balance des équipes de cambrioleurs concurrentes) ... ou en étant lui même confondu par Gallagher. D'ailleurs, si en dehors de ces considérations morales ou psychologiques, on s'intéresse surtout aux faits, les séquences d'action sont en elles mêmes très réussies, à commencer par l'intelligente arnaque imaginée par Jerry pour gagner aux courses (qui rappelle l'arnaque du personnage interprété par Edmond O' Brien dans 711 Ocean Drive). Mais à mesure que les actes commis par Jerry deviennent de plus en plus graves, le ton du film change et devient plus sombre … tandis que par contre les tempes commencent à s’éclaircir.
Autre trait positif, l'ancrage social du film, discret mais bien là. Car sans discours, Jerry est montré comme un handicapé social, d'une part délaissé par son père (séquence du tribunal) et aussi étranger dans la cité. C'est un enfant d'immigrants (italiens mais ce n'est jamais clairement dit) né dans les bas-fonds de Boston. Alors que la plupart des personnages du film de Pevney portent des noms irlandais, lui se nomme Florea et je crois qu'un seul personnage du film en dehors de Jerry n'est pas irlandais, c'est un des jeunes de sa bande qui porte un nom juif. Tous les flics que l'on voit portent des noms irlandais par exemple, y compris celui qui dirige le commissariat, le Capt. Concannon (incarné par Jay C. Flippen, un vieux routier du film policier). D'autre part, Boehm (et Pevney) montrent sans plus de tapage, la loi du silence et l'emprise du milieu sur la morale de Jerry quand celui ci garde pour lui l'identité du jeune homme de la bande réellement auteur d'un détournement de mineur qui l’entraîne, lui, pour plusieurs années derrière les barreaux.
D'autre part, le scénariste Sidney Bohm avait habilement entremêlé ce qui appartient au domaine de la vie privé et ce qui appartient au film policier, ce qui permet de voir aussi Julie Adams dans un rôle bien plus étoffé que d'habitude, au moins dans un policier. Elle est peu présente à l'écran mais elle a au moins, à plusieurs reprises, un rôle actif dans l'intrigue, notamment lorsque son policier de mari s'engagera durant la seconde guerre mondiale ou rejettera momentanément Jerry. C'est aussi par elle - car c'est à elle qu'il se confie - que l'on voit des aspects différents de la personnalité de Jerry : sa souffrance de ne pas pouvoir être père ou sa frustration de ne pouvoir s'engager lui aussi dans le conflit mondial en raison de sa nationalité étrangère.
Enfin, un mot sur la mise en scène de Pevney, sa meilleure dans un film noir mais on peut penser que William Daniels, le chef opérateur qui avait remporté un oscar pour The Naked City (La cité sans voiles) en 1948, n'est pas pour rien dans la qualité des séquences tournées dans Boston, surtout celles de la première partie du film. Je pense à un long travelling latéral suivant Jerry et sa bande sur un grand marché très fréquenté où l'on voit les premiers méfaits de la bande : les petites provocations, les petits larcins, etc … une portion du film qui fait d'ailleurs furieusement penser à la première partie de Il était une fois en Amérique ( y compris pour l'emprisonnement de Jerry et la séparation des amis pendant plusieurs années)
Bilan. Pour faire court : pas un chef d'œuvre, non, mais un indispensable de la série B. Les deux autres collaborations entre Tony Curtis et Jo Pevney sont aussi à voir : d'abord Flesh and Fury (1952) puis Rendez-vous avec une ombre (The Midnight Story) (1957)
Pour l'anecdote, c'est Jeff Chandler qui avait à l'origine été choisi pour interpréter Edward Gallagher, mais il refusa le rôle et fut suspendu par Universal pour cette raison. Note : 75/100