Road house / La Femme aux cigarettes (1948)
Réalisation : Jean Negulesco
Scénario : Edward Chodorov d'après une histoire de Margaret Gruen et Oscar Saul
Photographie : Joseph LaShelle
Avec : Ida Lupino (Lily), Richard Widmark (Jefty), Cornel Wilde (Pete), Celeste Holm
Tommy Udo never dies..
A la frontière du Canada, dans une petite ville qui se résume à un routier et ses alentours, le patron et potentat local est Jefty (Richard Widmark). Son ami d'enfance (Cornell Wilde) gère pour son compte le bar-restaurant-booling. Tout se complique quand Jefty engage Lily Stevens comme chanteuse. Morgan, connaissant les habitudes de Jefty, incite Lily à partir, mais la jeune femme reste et grâce à elle, l'auberge trouve un nouveau souffle...
"Hey, you son of a gun"
Le mythique et effrayant Tommy Udo est bien caché derrière le sympathique pote "Jefty", patron d'un routier au début de Road House. Le film démarre lorsqu'il fait venir une chanteuse engagée pour attirer la clientèle du bar. Mais plus le film avance, plus on se rapproche du dénouement et plus Tommy Udo et son gloussement nerveux et sadique refont surface jusqu'au feu d'artifice final. Mais Richard Widmark a déjà atteint une puissance de jeu supérieure faisant de son Jefty davantage que le sociopathe/psychopathe sadique auquel il était abonné, créant un personnage complexe et imprévisible, tantôt jovial et magnanime, tantôt tyrannique et capricieux. Il est d'ailleurs presque normal (juste un peu colérique) jusqu'à ce qu'il découvre que Lily/Ida le rejette au profit de Pete/Cornel Wild qui pourtant avait tout fait dès le début pour se débarasser d'elle (il l'a ramène même à la gare pour qu'elle reparte d'où elle venait) et se faisant prier avant d'accepter de lui donner des cours de bowling.
Il est délectable de les voir jouer au chat et à la souris même si on du mal à comprendre pourquoi il la rejette (en vain). En dépit de ses manières peu aimables, elle finit par voir en lui une bouée de sauvetage, un échappatoire vers une autre vie.
Pour lui, elle sera l'occasion de relever la tête alors qu'il semble avoir renoncé à toute ambition.
Ida Lupino tient ici l'un de ses rôles les plus mémorables et sensuels.
Si son visage est prématurément vieilli (elle a à peine trente ans) par une probable vie dissolue, trop de cigarettes et de scotch, c'est parfait pour ce rôle de baroudeuse à la fois fragile (l'actrice est sans doute davantage qu'aucune autre actrice des années 40, toute petite et menue) et en même temps au caractère bien trempé et même endurcie. Avec elle on est constamment tiraillé par deux instincts : la protéger ou se cacher sous sa jupe. Ida Lupino c'est ça, une figure maternelle forte et une petite brindille qui semble devoir s'envoler au moindre coup de vent.
Jouant de cette ambivalence, le scénario la présente d'ailleurs comme une femme fatale typique de film noir, mystérieuse et provocante (le premier plan sur elle s'ouvre sur ses jambes étirées sur le bureau) qui boit et fume beaucoup (et sacage les pianos en y posant ses cigarettes, formidable idée de mise en scène utilisé pour signifier le temps passé). Mais à la surprise des habitués du genre, son personnage devient progressivement une fille bien, loyale à l'homme qu'elle aime même lorsqu'il a des ennuis, et qui ne demande qu'à vivre une vie calme et rangée.
On ne peut la quitter des yeux dans la scene du lac lorsqu'elle improvise un bikini de bain à base de bouts de tissus et de foulards. Elle transforme au final un enième role cliché de chanteuse ringarde en quelque-chose d'unique et d'attachant. La sensualité qu'elle dégage doit autant à son physique qu'à sa voix grave si reconnaissable. Elle n'en a jamais aussi bien usé. Elle chante d'ailleurs avec sa propre voix pour la première fois ("One for My Baby And One More for the Road" sur une partition de Harold Arlen, paroles de Johnny Mercer), alors qu'elle était précemment doublée dans le très moyen
The Man I Love (1947) notamment.
Cornel Wilde est impeccable dans son rôle d'homme quelque-peu résigné et bourru (quelque-chose de Mitchum) et a l'occasion lors d'une bagarre de montrer qu'il est également un acteur "physique".
Enfin, il y a le personnage joué par Celeste Holm, pour qui on a un peu de peine et qu'on aurait imaginé jalouse mais qui s'avère au final un personnage trop gentil et conciliant, du genre à se faire tirer dessus à la place du héros.
Road House est-il vraiment un film noir ou plutôt un drame ? On est en droit de ne pas le considérer comme un vrai film noir car on ne retrouve pas ici la totalité des éléments caractéristiques du genre. Le début du scénario pose pourtant les éléments, la femme fatale et deux hommes potentiellement en conflit pour le sexe et le pouvoir. Mais le scénario bifurque rapidement, s'éloignant des stéréotypes du genre même si la fatalité semble planer sur le destins des amoureux.
C'est un réalisation soignée de Jean Negulesco dont c'était ici la première réalisation pour la Fox. Son approche psychologique des personnages est nuancée et délicate et c'est appréciable : on a jamais affaire à des caricatures de film noir mais à de vrais personnages complexes.
La photographie de LaShelle, l'un des meilleurs directeurs photo de l'époque (il gagna un Oscar en 1944 pour Laura et fut nominé régulièrement), raccroche le film au noir. Elle est impeccable, en particulier toute la séquence finale se déroulant de nuit dans la forêt.
